Avant Propos

          Ce travail de 2012 représente la refonte de deux séries d’études, l’une en 2001 intitulée Bessin I, l’autre de 2011 intitulée Bessin II. Le premier travail était une présentation générale de la dialectologie Normande, à partir des documents étudiés lors de communications antérieures. Le second est une analyse plus précise de 18 extraits choisis parmi mes cinquante premières bandes magnétiques (enregistrements entre 1975 et 1978). Nous reproduisons ici l’avant-propos de 2001, puis l’avant-propos de 2011, qui présentent les enjeux majeurs de ces deux entreprises restructurées sur ce seul site autour de chaque locuteur.

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          D’une façon générale, les études linguistiques s’appuient sur des documents écrits. Cela se comprend aisément pour ce qui concerne le domaine diachronique, même si le linguiste doit viser l’oral au-delà des graphies. En ce qui concerne l’étude d’un état de langue contemporain, du moins en linguistique romane, la tendance n’est pas inversée. Même au sein des disciplines issues de la pragmatique, l’étude de documents proprement oraux n’est pas si répandue et les corpus analysés viennent souvent de la presse ou de la littérature. Rappelons pourtant ici le principe de William Labov, le père de la sociolinguistique : le but du linguiste est de savoir comment les gens parlent quand il n’est pas là. Or pour le savoir, il doit étudier le langage systématiquement et donc être présent.

           J’ai essayé d’appliquer ce principe en enregistrant au magnétophone des récits de toutes sortes sur la plus longue durée possible. Dialectologue de formation, j’ai choisi le plus souvent des témoins d’un certain âge, dans ma région d’origine, le Bessin (région de Bayeux) en visant à obtenir une parole la plus libre possible – à la limite en enregistrant des propos qui se seraient tenus même si je n’avais pas été présent-, mon objectif étant de mesurer le degré de recul et/ou de vitalité du parler local traditionnel – ce qu’on appelle généralement le patois – en tentant de dresser la part du local, du régional, du standard, du populaire (par exemple la présence de l’argot dans le langage ordinaire). Lors de plusieurs communications sur ce sujet, je me suis largement appuyé sur des documents oraux issus de mon fonds personnel (plusieurs centaines d’heures sur bandes magnétiques). Le public présent entendait de larges extraits de ces documents, mais dans la publication sous forme d’article qui suivait, il ne pouvait trouver au mieux que leur transcription simplifiée.

L’élaboration de ces trois CD Audio représentant plus de trois heures d’audition à partir de documents oraux (d’une durée d’environ une heure), présente un triple intérêt à mes yeux :

a) mettre à la disposition d’un public concerné des exemples de « vraie » parole (je veux parler d’une oralité saisie dans une véritable situation de communication, du type de la conversation, par exemple). Ces documents sont rares en ce qui concerne le domaine normand. C’est ce constat de mon collègue du département de linguistique, Dominique Legallois, déplorant le manque de documents de ce type pour la Normandie – si l’on pense aux nombreuses productions des régions d’oc par exemple – qui nous a donné l’idée de ce projet.

b) permettre à des étudiants de dialectologie normande ou plus généralement de linguistique romane de travailler réellement sur de l’oral, le support numérique permettant une manipulation aisée du document.

c) assurer, par leur numérisation, une meilleure conservation de cette parole locale ; on sait que les supports magnétiques vieillissent assez mal sur le long terme : la numérisation représente une meilleure sauvegarde – si l’on pense aux futures générations de linguistes-.

Je tiens à remercier tout particulièrement René Lepelley, professeur honoraire de l’Université de Caen ainsi que les Presses universitaires de Caen qui nous ont permis d’utiliser plusieurs documents de la Normandie Dialectale. Caen. 1999. OUEN / PUC

De la même manière, j’exprime ma reconnaissance à toute l’équipe du Centre de Télé-Enseignement Universitaire. Sans elle ce document n’aurait pas pu voir le jour.

Je remercie également Jean-Pierre Clet, qui m’a permis de puiser dans sa collection de cartes postales anciennes.

Avertissement :
Sauf exception, nous ne donnons ici qu’une transcription très simplifiée des trente sept plages sonores, en nous servant de l’alphabet du français. Il s’agit plus d’une aide à la compréhension durant l’écoute que d’une tentative graphique exhaustive.

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            En 2001, le centre de télé-enseignement de l’Université de Caen (CTEU à présent CEMU) proposait un CD-Rom (ou 3 CD audio) intitulé Étude de documents oraux du Bessin, qui présentait à mes yeux un triple intérêt : archiver des documents sonores, donner un outil de travail aux étudiants de dialectologie normande de l’époque et mettre à la disposition d’un public concerné des exemples d’une parole locale en situation.

             Ce travail, en 2011, fait en collaboration avec le Centre d’Enseignement Multimédia Universitaire (CEMU, ex-CTEU) prolonge et approfondit le précédent (1). Autour de dix-huit plages sonores représentant un total de près d’une heure de langage ordinaire du Bessin (2), j’ai souhaité poursuivre plusieurs objectifs :

          – objectif linguistique et sociolinguistique en premier lieu : ces exemples de paroles au travail constituent une mine d’un point de vue phonétique, morphologique, syntaxique, lexical. Dans BESSIN I, j’ai présenté les grandes lignes de la situation linguistique en Normandie. Dans ce travail, dix ans plus tard – BESSIN II donc –  je repars de cette étude dialectologique, mais à partir de la notion de langage ordinaire j’ai plus particulièrement étudié le dosage subtil entre le standard, le régional, le local, par exemple autour des notions de figement et de condensation dialectale. D’autre part, ces documents en situation permettent une approche pragmatique : lapsus, répétitions, hésitations, passages du coq à l’âne, jurons, silences « éloquents », etc… ne sont pas si courants dans les corpus oraux usuellement étudiés.

          – objectif ethnologique : ces dix-huit extraits apportent un éclairage peu fréquent sur les mentalités traditionnelles du monde rural « d’avant » (d’avant la révolution industrielle agro-alimentaire dans les années soixante, en gros l’arrivée du maïs en pays de bocage) : violence des rapports sociaux à la ferme entre maîtres et domestiques (plages 2 et 8), connaissance intime de l’univers des bêtes sauvages dites nuisibles au travers  de la chasse et du braconnage (plages 4 à 7), y compris dans une évocation de la pêche en rivière au filet (plage 15), croyance dans le fait que les couleuvres traient les vaches (plage 14), sonneries de cloches qui parlent politique (plage 9), conviction qu’une maison ne peut pas être hantée … si elle est neuve (plage 11), mimologisme du bégaiement en parler local (plage 16), autant d’éléments souvent surprenants d’une pensée sauvage prise sur le vif.

          – objectif musical, lié au plaisir de l’écoute devant un langage à la fois proche et lointain, constituant une sorte d’exotisme au sein de la langue maternelle pour un auditeur francophone non natif de Normandie. Ainsi, le maintien des oppositions de longueurs sur les voyelles – opposition en recul sévère chez les jeunes générations qui ne distinguent plus, par exemple, tâche et tache, mâle et mal – constitue une sorte de musique particulièrement nette en finale de mot pour distinguer, au masculin, un singulier d’un pluriel (exemple : lapin au singulier : finale brève; lapins au pluriel : finale longue). On peut citer ici Monique et Pierre Léon (2009) p. 71 = « quand vous écoutez une langue étrangère […] vous en recevez une impression sonore comme lorsque vous écoutez de la musique ». Avec Philippe Collaintier du CEMU, j’ai donc choisi ces dix-huit plages comme on choisit les morceaux d’un disque de musique traditionnelle, ou les fleurs d’un bouquet, ou les photos d’un album, mon espoir étant que l’auditeur éprouve autant de plaisir à écouter ces morceaux que j’en ai eu à les enregistrer puis à les sélectionner.

         – objectif de sauvegarde, enfin et peut-être surtout : de même que Lévi-Strauss parle de Tristes tropiques, je pourrais souvent parler de tristes bocages : les pratiques traditionnelles locales sont menacées, parfois disparues, toujours en recul. Les témoins figurant sur ces enregistrements sont nés bien avant la Seconde Guerre mondiale, et je me souviens de mes motivations des années 1970, qui me poussaient à enregistrer du langage local et de la musique traditionnelle dans l’urgence, comme un archéologue opérant une fouille de sauvetage avant la destruction complète d’un site menacé, par exemple par le tracé d’une future autoroute. Certes, il y a un revival (le terme vaut surtout pour la musique), mais ces documents constituent pour moi des originaux (comme certains collectages cultes des années vingt en musique cajun, québécoise ou irlandaise, collectages qui ont pris une grande importance parmi les nouvelles générations de musiciens).

            En ce sens, cette anthologie de la parole traditionnelle du Bessin nourrira peut-être l’imaginaire et la créativité de linguistes et d’artistes à venir, qui y verront un inventaire émouvant et cocasse de l’imaginaire des anciens, et donc la possibilité d’une rêverie sur les racines d’une communauté rurale d’avant la modernité.

NB : Après quelques hésitations, j’ai décidé de conserver les noms propres qui figurent dans ces dix-huit documents oraux, la raison principale étant que les anthroponymes relèvent de la linguistique. Une seconde raison s’appuie sur le fait que j’ai essayé d’éviter que des personnes nommées le soient en mauvaise part – ce qui n’est pas si simple, la médisance étant constante dans le langage ordinaire des gens de la campagne. Enfin, mes témoins de 1975 à 1977 étaient âgés et évoquaient le plus souvent des souvenirs d’avant la seconde guerre : j’espère donc diminuer ainsi le risque que des descendants de familles nommément citées prennent ombrage de tel ou tel propos désobligeant.

Avertissement :
Ces dix-huit documents sonores sont transcrits selon le système usuel de l’alphabet du français. Nous avons bien conscience des limites de ce choix : castchette et bastchuler pour représenter le k palatalisé devant une voyelle d’avant dans les mots français casquette et basculer représentent des graphies complexes et approximatives, mais comme nous le disons dans BESSIN I, 2001 p.5, il s’agit plus d’une aide à la compréhension durant l’écoute que d’une tentative de notation phonétique précise qui serait alors inutilisable pour la majorité du public.